Linda s’affairait dans la cuisine. Elle attendait le retour de Paul en épluchant des légumes qui avaient séjourné un peu plus que nécessaire dans le réfrigérateur. Le verbe « s’affairer » n’est pas adéquat : Linda était une femme légèrement indolente ; de celles dont on dit qu’elles sont réservées, calmes, sereines et douces. Un peu paresseuse ? Pas vraiment. Lymphatique ? Certainement pas. Non. Simplement Linda était sans cesse dans la lune…alors que Paul, organisateur-né, cartésien, dynamique, volontaire- avait les pieds bien sur terre. Un actif. Un battant. Un matheux. D’ailleurs, le voilà qui rentrait à la maison, fier d’une nouvelle stratégie professionnelle diablement profiteuse.
Ils s’étaient connus à l’université où il avait réussi brillamment ses études d’ingénieur informaticien et…où elle avait raté lamentablement ses études de psychologie avant de se tourner vers la littérature. Il était grand, blond, athlétique ; elle était brune, petite et mince. Il adorait les sports ; elle ne plongeait que dans les pages littéraires des plus grands auteurs.
Les contraires s’attirent. Ils s’étaient donc « trouvés »
Leur complémentarité -ces étonnantes différences de caractère- leur permettait de s’entendre à merveille. Vingt longues années de vie commune n’avaient pu altérer leur bonne humeur et leur plaisir de vivre ensemble.
Ils auraient eu le temps de faire quelques enfants, mais s’ils craquaient devant les bambins des autres, ils n’auraient pas supporté les contraintes des leurs.Ils étaient finalement trop bien à eux deux : différents, d’accord ; mais appréciant le cinéma, le théâtre, les concerts, les expos, les restos, les conférences, les voyages, leur chien Bousy et la compagnie de leurs amis, communs ou pas.
Au début de leur histoire, ils avaient vécu une passion commune : le bridge.
Un beau jour, ou plutôt un moche dimanche tout gris, plein d’ennui et sans projet, ils décidèrent de s’y remettre. lls se remémorèrent un peu hâtivement les règles, les conventions et s’inscrivirent à un tournoi du dimanche soir suivant dont le prestige rassemblait tous les bridgeurs passionnés de leur ville.
Pourquoi donc avaient-ils cessé de jouer ? Ils étaient si performants autrefois ! La vie est étrange, mais le passé parfois nous rattrape. Et ils allaient retrouver leur place sur le podium. Il est un fait que Linda n’était pas fan de math, ni de logique, et certainement pas de statistiques ; mais elle avait de l’intuition ; et puis, sans tricher, elle devinait les atouts et les manques des uns et des autres. Faits pour s’entendre, Paul et Linda !
La réception se déroulait dans un château. La salle était parée de ses plus beaux atours dans une ambiance fébrile, à la fois joyeuse et légèrement guindée, avec un public nombreux. Tout était chic, coloré, brillant…surtout les joueurs.
Epoux, amants, amis, complices, paires en tout cas. Liés pour le meilleur ou pour le pire. Dans la connivence ou l’hostilité.
Le paradis ou l’enfer. Un vrai mariage pour chacun des duos. Pendant quatre heures.
La première table où Paul et Linda devaient s’installer portaient le numéro treize et Paul ne put s’empêcher de penser au côté vaguement superstitieux de sa femme. Elle, très calme et optimiste, remarqua juste qu’il manquait la carte des 7 SA dans la boîte à enchères.
Tel un projecteur, un lustre imposant illuminait le vert de la table où le spectacle allait commencer.
Le premier donneur passa, le regard éteint sur un jeu que Linda devina médiocre. Le sien ne comptait que 9 points mais avec une série de 6 C chapeautés par l’As, le Roi et la Dame. Elle annonça 2C. Paul n’hésita qu’une seconde pour claironner silencieusement 4C via sa carte issue de la boîte à enchères. Résultat : + 2. Le chelem eût été impossible à annoncer.
A la deuxième table, ce furent les adversaires qui annoncèrent 3SA, mais sur la « tueuse » entame de Paul qui détenait une série des 6 plus petits trèfles qui existent., la chute fut fatale, d’autant plus cruelle que le couple était vulnérable…surtout la femme qui sortit un Kleenex pour écraser une perle de dépit.
Les rencontres se succédèrent dans un silence requis par le règlement, troué à plusieurs reprises par des altercations peu feutrées, du genre : « mais ma redemande est forcing et tu me laisses tomber ! »
Leurs victoires s’accumulaient. Les « top » clignotaient sur les « Bridgemates ». Paul exultait. Quand, lors d’un contrat qu’il menait, il appelait un « petit cœur », il assortissait sa demande d’un clin d’œil tendre et complice à sa jolie morte. Et elle souriait.
Ils se dirigeaient vers une victoire majeure. Ils allaient gagner. C’était dans la manche.
Vers la fin, pourtant, elle sembla se déconcentrer, devint distraite. Rêvassant à leur voyage de noces, elle oublia de faire un Texas.
Lorsqu’il lui demanda si elle n’avait pas omis un « mille et une nuits », elle se troubla, rougit et songea à leurs premières nuits d’amour sans même se souvenir de cette convention au nom si évocateur.
L’une ou l’autre remarque de sa part la piqua au vif. Elle avait dédaigné une coupe, fourni une mauvaise entame, répondu erronément à un Blackwood, raté une impasse importante.
Et l’impasse était là maintenant.
Le visage de Paul devint crispé. Celui de Linda se renfrogna. Les chutes commencèrent à s’enchaîner. Les gentilles remarques devinrent critiques, de plus en plus amères.
Leur couple devenait une paire comme toutes les autres : un peu guindée, un peu austère, voire sévère.
Le verdict fut dénué d’honneurs : on les déclara avant-derniers, et ils obtinrent un prix de consolation qui les consterna.
Rentrés chez eux, Paul se souvenant de toutes les donnes qu’ils avaient jouées, voulut en faire le bilan. Tel un prof d’université, pendant qu’elle se préparait à se mettre au lit, il détaillait les erreurs qu’elle avait commises : les ouvertures erronées, les enchères superflues, les coupes omises, les fit non mentionnés, les défausses fausses, les affranchissements gâchés, les réveils absents, la convention Michael tombée aux oubliettes, ainsi que celle – pourtant si fréquente- du (S)tayman, etc.
Au fur et à mesure de ce discours, les piques devenaient de méchantes piqûres au cœur, tandis que les cœurs devenaient des piques ; les carreaux s’avéraient ternis et les trèfles portaient malchance…
Un bridge peut être une grande expérience. Il peut aussi être révélateur.
La vie est un jeu… et un simple jeu peut changer la vie.
Paul et Linda divorcèrent deux mois plus tard.
Paul devint champion international.
Linda se tourna vers la poésie et remporta un grand prix littéraire.
Ils se retrouvèrent quelquefois…sur Wikipédia.
(autrice : Ghislaine Deschuyteneer)